*

BGROMANS -- WEB Ouvrages littéraires On-Line


LES AILES DE L'ANGE

DE BERNARD GROUSSET



*

*

*

*

CHAPITRE I

*

*






- Tu sais pourquoi je m'appelle Geneviève ?

Jean fit semblant de n'avoir rien entendu, concentré sur sa lecture. Elle répéta sa question.
- Tu m'écoutes ?
- Bien sur que je t'écoute !
- Alors réponds-moi.
Bon! Dans ces cas-là, il savait très bien que ce n'était plus la peine d'essayer de lire. Il se résigna et posa son bouquin.
- Non ? Susurra-t-il en soupirant.

Répandu dans le fauteuil, les pieds posés sur l'accoudoir de celui d'à côté, il regardait passer la vie et le temps en ce dimanche après-midi de juin. Son livre, un ouvrage plusieurs fois relu, atterrit sur la moquette avec un bruit mat, accompagné par l'écho du soupir.
Le temps était lourd, orageux, et pouvait facilement inciter à la paresse. Jean s'en laissait convaincre souvent sans problème de conscience. Il savait qu'il aurait dû être plus dynamique, plus présent, mais la perspective de la semaine qui allait commencer dès le lendemain lui pompait déjà toute son énergie. Et puis, pourquoi aller chercher dehors ce que l'on avait chez soi : sièges confortables, lectures, boissons, télé. Et même le soleil sur le balcon pour s'aérer. Alors ? Pour rencontrer une foule anonyme et inintéressante ? Non, merci !
Geneviève, elle, aurait préféré sortir, voir des gens, ou simplement se promener dans les chemins de campagne, ou sur les bords du Rhône, mais surtout ne pas rester à végéter, à attendre que rien ne se passe. Elle le lui rappelait fréquemment. Il admettait la justesse du point de vue de son épouse. Il ressentait confusément une vague culpabilité, qu'il écartait instantanément.
Il pointa un bout d'oreille pour essayer d'avoir l'air intéressé. Geneviève, les yeux dans le vague, racontait.
- Avant que je sois né, Papa a dû passer quelque temps à l'hôpital, et une infirmière était très gentille paraît-il. Mes parents n'avaient, à l'époque, pas beaucoup d'argent, et elle les a aidés, leur a procuré des vêtements pour leurs enfants. Ils ont alors décidé que s'ils avaient une autre fille, ils l'appelleraient Geneviève. Je ne t'avais jamais raconté ça ?
- Oh non ! Pas plus d'une douzaine de fois. Heureusement que l'infirmière ne s'appelait pas Aglaé, ou Zénobie, ou quelque chose du même style ! Et toi, as-tu une idée de la raison pour laquelle je m'appelle Jean ?
- Non ! Répondit-elle subitement captivée, espérant des révélations inédites.
- Moi non plus ! Je suppose que mes parents aimaient ce prénom, voilà tout ! Ou alors qu'ils n'ont pas trouvé mieux sur le moment.
- Il faut toujours que tu te moques; Viens t'occuper de moi, je m'ennuie.
- Qu'est-ce tu veux qu'on fasse ? On pourrait aller promener le chien, mais on n'a pas de chien. On peut jouer à quelque chose si tu le désires ? Echecs, scrabble, ou...
Elle vint se lover contre lui, enserrant les bras autour de ses genoux. Elle se fit chatte, et minauda d'un air de reproche.
- J'en ai marre de rester coincée ici la plupart du temps le week-end. Et puis on fait toujours la même chose. Je veux vivre, m'éclater, rencontrer des gens intéressants, changer d'air.

Pour lui la vie était toute simple : le mariage, les enfants, le travail, le train-train quotidien, le repos et la tranquillité, la lecture et la télé. Un peu de sexe pour pimenter tout ça, et le monsieur se considérait comme raisonnablement heureux. Il était en train, sans s'en apercevoir, de tisser autour de lui un cocon à peu près douillet d'où il évacuait peu à peu tout ce qui lui faisait dépenser de l'énergie. Chez un ours ou une marmotte, on aurait appelé cela la pré-hibernation. Il n'avait pourtant que trente-cinq ans.
Ce n'était pas à proprement parler de l'égoïsme, mais ça y ressemblait étrangement. Il n'était pas particulièrement sociable, et surtout ne ressentait pas le besoin de la compagnie des gens. Il pouvait parfaitement passer plusieurs jours sans parler à quelqu'un. Sans être un sauvage, il ne s'ennuyait que rarement lorsqu'il était seul. C'était vrai également qu'il n'était pas un forcené du travail. En tant qu'ingénieur conseil, il avait suffisamment de clients pour gagner raisonnablement sa vie, et satisfaire ainsi sa modeste ambition professionnelle.
Se déplaçant beaucoup pendant la semaine, il appréciait de traîner et de perdre son temps le samedi et le dimanche. Il avait peu à peu abandonné tout ce qu'il avait été avant son mariage, ses copains, ses activités sportives. Il avait joué pendant des années au rugby pendant ses études. Il s'était occupé également d'un club de loisirs de quartier.
Mais depuis son mariage, tout ce qui faisait sa vie de célibataire s'était éloigné et fondu dans les brumes de l'autre côté de la ville. Tout s'était fait de façon insidieuse, et un jour, il s'était vu devant le fait accompli : il s'était coupé de toutes ses relations et activités antérieures, et sentait qu'il n'aurait pas l'énergie, ni surtout la force morale pour renouer après ce temps.
Bien qu'il sache que c'était partiellement faux, il prétendait et se laissait convaincre que c'était la faute de Geneviève. Lorsqu'il l'avait rencontrée, elle sortait d'une liaison, sa première liaison sérieuse, et cela l'avait laissée profondément désabusée et mal dans sa peau. Quelque temps après leur mariage, elle commença à avoir des angoisses et ne voulait plus sortir ni voir des gens. Cela s'aggrava quelques mois plus tard, lorsqu'elle dût faire un séjour à l'hôpital pour une opération chirurgicale, somme toute relativement importante. Est-ce le choc opératoire, toujours est-il qu'elle en conserva une peur panique et un sentiment sous-jacent d'abandon et de besoin de repli sur soi.

Jean avait compris plus tard, qu'il était en partie responsable. Ses excuses : il ne connaissait pas encore suffisamment Geneviève pour mettre au jour ses besoins secrets. Ce n'était pas assez. Il la visitait chaque jour, mais insuffisamment. Il était pressé de partir pour se retrouver tranquille, seul chez lui. Cela, sa femme l'avait ressenti, et mal vécu. Si peu de temps après le mariage, qu'une jeune épouse ne soit pas l'objet de soins attentifs, elle ne l'avait pas compris. Déçue, elle se retrouvait abandonnée, rejetée, alors que le soir dans une chambre d'hôpital est certainement le pire moment de la journée. Alors, déprimée, affaiblie, Geneviève s'était refermée dans sa coquille de peur et de solitude.

Plus tard, lorsque ce traumatisme se fut atténué, leur vie s'était modifiée, et insensiblement, leur relation de couple avait déjà évolué vers une routine curieuse pour un jeune couple après simplement deux ans de vie commune. Plus tard, ils décidèrent, ou plutôt elle le convainquit d'assurer une descendance. Mais, à ce jour et au bout de plusieurs années d'essais périodiques suivis de semaines d'espoir, rien ne venait concrétiser leurs espoirs.
N'aurait-ce été pour l'épanouissement de sa femme, il se serait, pensait-il, avantageusement passé des joies de la paternité, du moins pour quelques années encore. Les complications et les soucis engendrés par des enfants ne l'enthousiasmaient pas vraiment, mais n'étant pas contrariant, il admettait volontiers que ce fut important pour Geneviève.
En ce jour, donc, ou le soleil ne resplendissait ni dans le ciel, ni dans leur coeur, il cherchait avidement ce qu'il pouvait lui proposer pour la satisfaire, et accessoirement, pour ré-obtenir sa quiétude vespérale.
- Mets ton manteau; ou ce que tu veux, habille-toi, on sort! dit-il chaleureusement.
- Où allons-nous ? s'exclama-t-elle ravie; pourquoi veux-tu que je mette mon manteau fin juin ? Laisse-moi le temps de me maquiller ! Ne me bouscule pas ! On pourrait aller...
- Nous allons faire un tour au parc.
- Chic ! Mais quel Parc ? Parilly ou la Tête d'Or ?
- Ni l'un ni l'autre. Il ne nous reste pas de croûte pour les animaux. Je pensais simplement au jardin d'enfants qui est au coin de la rue.
- Ah ! Ah bon ! D'accord, si tu veux, accepta-t-elle, déçue.

Comme elle l'aimait tout de même et avait appris à le connaître, elle accepta cette concession comme elle venait. Elle se prépara relativement rapidement pour la ballade, et une fois prête, elle lui demanda, un tantinet surprise :
- Tu ne vas pas sortir habillé comme ça ?
Il avait gardé le jean informe qu'il mettait pour rester à la maison, ainsi qu'un tee-shirt froissé par endroits, légèrement décousu sous les bras, et surtout malodorant de partout.
- Pourquoi ? Je suis bien comme ça, les gens je m'en fous, et de toute façon, on va à deux pas.
Elle dut insister pour qu'il passe au moins une chemise propre, en se jurant bien que la première chose qu'elle ferait en rentrant serait de lui faire prendre, sinon un bain du moins une douche appuyée. Il n'était pas négligé, mais il n'était pas non plus un fana de la propreté, au moins dans la vie privée.
Ils marchèrent doucement le long du stade voisin, sans trop parler, sauf de banalités, comme s'il ne fallait pas briser une trêve tacite entre eux. Un vent frais s'était levé et faisait tourbillonner quelques papiers en rupture de poubelle. Sur le stade, des adolescents s'acharnaient à se disputer un vieux ballon qui paraissait n'en plus pouvoir. Deux filles de leur âge les regardaient en gloussant, dans l'espoir certainement, non pas de se faire inviter à jouer, mais simplement remarquer. Sans résultat probant.
Sur le toit de l'hôpital, le plus grand de l'agglomération, qui se dressait à proximité, un hélicoptère bravait le vent pour déposer ce qui était probablement une victime de la circulation de retour de week-end de beau temps. Au fur et à mesure que l'été s'annonçait, la fréquence des rotations d'hélicos se faisait de plus en plus forte, signe avant coureur des grandes migrations estivales.
Ils marchèrent doucement pour arriver nulle part, c'est-à-dire au petit jardin d'enfant qu'ils n'utilisaient que comme prétexte à leur sortie. Il poussa la grille pour laisser entrer Geneviève, et remarqua que le taux d'occupation des bancs était important.

Ici, deux femmes, chacune avec son landau, se livraient probablement à une étude comparée des différentes couches culottes disponibles sur le marché, à moins que ce ne fût une discussion primordiale sur les dents de Bébé. Un autre banc était occupé par deux vieux messieurs, la canne entre les jambes, qui retardaient le moment de retrouver leur petit appartement de solitude.

Ailleurs, une femme tricotait consciencieusement une forme douteuse, pull-over ou chaussette, pour ce qui était certainement son gamin, un petit morveux occupé à couvrir de sable marron la chevelure blonde d'une petite fille. Le résultat, assez curieux, ne semblait pas perturber celle-ci outre mesure, jusqu'à ce qu'une pelletée de sable lui soit projetée dans la figure. La mère de la fillette, en train de donner le biberon au petit dernier, posa précipitamment le rejeton et la pitance dans la poussette et courut sauver l'aînée des griffes du méchant garçon.
Garçon, qui, sans perdre un instant, jeta son dévolu sur le malheureux bambin qui serait sa prochaine cible. Tout se passait donc le mieux du monde dans ce jardin d'enfants, alors qu'ils y pénétraient. Ils choisirent un banc en plein vent, puisque c'était le seul disponible. Il en profita sournoisement pour loucher sur les cuisses largement découvertes d'une jeune dame, jusqu'à ce que Geneviève, s'en apercevant, lui demanda s'il fallait qu'elle parte pour lui laisser le champ libre.
Jean rougit légèrement, et d'un air hypocrite, s'étonna de sa réaction. Il lui prit la main et l'assura une fois de plus de l'étendue de son amour.

- Dis-moi, nous n'avons toujours pas décidé de nos vacances. Lui répondit-elle en sautant du coq à l'âne. Fin juin approche, nous ne pourrons plus avoir de location, tout sera complet.
Il répliqua, surpris :
- Quelles vacances ? Il ne te reste toujours que deux semaines de congés et tu veux garder quelques jours pour Noël. Et puis nous devions profiter de l'été pour refaire un peu l'appartement. Nous étions d'accord depuis des mois !
- Bien sur, mais nous pourrions tout de même partir deux ou trois jours ou même une semaine. Je ne passerai pas l'été entier à Lyon !

Elle ne crut pas bon d'insister, mais pensa à part elle qu'elle irait quelques jours chez sa mère en Ardèche, au moins pendant les fortes chaleurs. Elle eut la pensée fugitive, presque inconsciente, d'un ras-le-bol soudain et de la peur presque panique d'un futur médiocre, d'une existence qui se vouait au train-train quotidien. Puis elle regarda son mari et sentit une fois de plus fondre sa rancoeur. Tel qu'il était, elle l'aimait : pour sa gentillesse, tout d'abord, et parce qu'il la comprenait, parce qu'il lui avait paru mûr au milieu de la puérilité habituelle, lorsqu'elle l'avait rencontré.
Tout cela malgré son manque d'énergie, sa faiblesse morale, son manque d'ambition, son égoïsme de mâle, le fait que bientôt il voudrait rentrer pour ne pas manquer les sports à la télé, etc. Une chose qui l'avait par exemple toujours hérissée était l'hypocrisie de son comportement à certaines occasions : quand une fille à peu près mignonne passait à l'intérieur de son champ de vision, Monsieur la suivait du coin de l'oeil, sans paraître y toucher. Un supplice, à la plage, quand il faisait semblant de lire pour reluquer une paire de nichons à proximité ! Cela avait été le prétexte à d'innombrables petites scènes pendant lesquelles elle se sentait rabaissée au rang d'objet de plaisir sexuel. Elle n'admettait pas son comportement de faux-jeton.
Bon sang, s'il voulait admirer d'autres seins que ceux de sa femme, qu'il le fasse franchement ! Et pas en catimini, derrière ses lunettes de soleil ! Elle se hérissait à chaque fois, ne voyant pas ce qui, dans ce spectacle, pouvait tenir son regard captif aussi longtemps.

- Alors, s'impatienta-t-elle, quel est ton avis ?
- Je n'ai pas d'avis. Je suis fatigué d'avance à l'idée de me faire bousculer en pleine chaleur sur une plage ou ailleurs. Je suis bien ici !
- Du moment que tu as ta télé et tes bouquins, rien d'autre ne compte ! Tu commences à m'agacer sérieusement !

La conversation s'interrompit, chacun restant sur ses positions.
Plongés dans leurs pensées réciproques, ils absorbaient le calme ambiant du jardin d'enfants. Aucune parole ne fut échangée pendant de longues minutes. Puis Jean regarda le ciel.
Les nuages lourds et noirs d'orage approchaient rapidement, menaçant de crever avant le soir. Le vent se mit soudain à fraîchir suffisamment pour qu'il soit inconfortable de rester encore dans ce jardin. Après s'être concertés, ils se mirent en route en direction de leur domicile. Ils rentrèrentpar un chemin détourné qui les promena dans cette partie de la ville où ils habitaient, et qui pouvait encore être considéré presque comme un village au centre de la cité.
Les premières gouttes de pluie attendirent qu'ils soient à l'abri pour laver l'atmosphère de ses impuretés. Jean, bien entendu, insinua qu'il avait eu raison, et qu'une sortie par un temps pareil ne s'imposait nullement. Il n'avait manqué qu'un rien pour qu'ils soient trempés jusqu'aux os.

- Et alors, rétorqua son épouse, quelle importance ? Si on se mouille, on se sèche, ce n'est pas une catastrophe, que je sache ?
- Oui, mais quand même !
- Vieux machin timoré ! Petit homme ! Nain ! En résumé, vieux con !
- Tu vas voir le vieux con, s'il t'attrape !
Bien sur, il la rattrapa aisément.

L'orage passé, ils sortirent sur le balcon pour profiter du soleil revenu. Les rayons du couchant éclairaient la Basilique de Fourvière, qui se dessinait sur l'horizon rougeâtre. L'humidité montait du sol, et un voile estompait les détails des banlieues.
Geneviève alluma une cigarette, puis souffla longuement la fumée. Posant la tête sur l'épaule de son mari, elle murmura, mutine :
- Tu ne crois pas que nous avons de la chance ? Pas de soucis, enfin pas trop, juste le nécessaire, et l'été arrive. Est-ce que tu m'aimes ?
Jean répondit distraitement :
- Bien sur que je t'aime ! Depuis le temps, tu ne devrais même plus le demander !

Ce n'était pas vraiment ce qu'il fallait répondre. Mais Jean était préoccupé. Il ne se souvenait plus quel film devait passer le soir à la télévision. Il allait d'ailleurs sans doute commencer sous peu, et il détestait rater le début. Tout devait être réglé, en position, approvisionné avant le générique. Après, il râlait, grognait, devenait insupportablement énervé.
Geneviève crut bon de ne pas insister. Inutile en effet de démarrer une polémique ce soir, surtout que la discussion risquait de s'envenimer rapidement. Notamment à cause des congés, pour lesquels rien n'avait été résolu, du moins à son humble avis.

L'ombre voletait derrière la vitre en verre dépoli. Plongée tout au fond de sa rêverie, elle mit un moment à réagir puis sursauta. Après quelques secondes, elle réalisa que ce n'était qu' un pigeon quelque part dehors, jouant avec la lumière et paraissant se faufiler derrière les nuages.
Cette interruption, alors qu'elle était en pleine réflexion philosophique, la chagrina soudain. Elle se leva alors pour prendre une cigarette, en se disant que ce n'était pas raisonnable, et puis zut tant pis !

Elle se demanda une fois de plus d'où lui venait ce sentiment d'inachevé, de non-accomplissement dans sa vie. Comme disaient beaucoup de gens autour d'elle, certainement jaloux, elle avait, comme on dit, tout pour être heureuse. Pas de soucis financiers, sauf quand le ministre du budget se rappelait à leur bon souvenir, elle était jeune, elle avait un mari sérieux, aimant et travailleur. Ils étaient en bonne santé, du moins normalement, et sauf surcharge sur la bascule, elle se trouvait plutôt mignonne et suffisamment mince. Sauf les cuisses, mais après tout, il y en a des tonnes qui aimeraient être comme je suis, etc..

Cette journée était décidément propice à l'introspection, puisqu'elle avait des monceaux de repassage à faire. Les tas s'addi-tionnaient, et bien qu'elle laisse toute la liberté possible au fer, celui-ci refusait obstinément de faire le travail tout seul. En fait, de tous les travaux soi-disant ménagers, le repassage était une monstruosité qu'elle abhorrait. Elle ne le faisait, et parcimonieusement encore, que contrainte, forcée, et poussée dans ses derniers retranchements par le manque d'habits mettables. Dans ces cas-là, elle repassait à la sauvette une jupe, un pantalon et le minimum d'affaires pour son mari.
Jean, quant à lui, refusait obstinément de participer à ces réjouissances, ainsi qu'à la polémique sur l'égalité des droits et des devoirs réciproques dans le couple.
L'esprit relativement en paix, elle s'installa donc plus confortablement, et profitant d'un instant d'inattention du paquet, en sortit une nouvelle cigarette qu'elle alluma.

Heureuse, elle ? Certainement, enfin du moins pas malheureuse. C'est vrai qu'elle s'ennuyait un petit peu de temps en temps. En fait, en y regardant bien, elle s'emmerdait ferme. Après huit ans de mariage, elle s'entendait toujours bien avec Jean, même si ce n'était plus la grande passion. Et du côté de son mari, elle pensait que l'amour avait tourné à la tendresse. Il était devenu pantouflard, il passait presque toutes ses soirées devant la télévision, et depuis quelque temps, une grosse partie du samedi et du dimanche. Lorsqu'elle l' avait rencontré, il lui avait plu surtout pour sa gentillesse et son dynamisme. Maintenant, elle devait bien s'avouer que son mariage n'avait rien eu à voir avec ce que la pure et tendre jeune fille qu'elle avait été, avait rêvé. Pourquoi ? Que s'était-il passé ? Elle n'était plus une oie blanche lorsqu'elle avait rencontré Jean. Il l'avait presque immédiatement séduite par sa maturité et sa gentillesse, et la différence relative d'age, à l'époque, l'avait plutôt flattée. En effet, une fille de vingt ans qui est l'objet de l'attention d'un homme de sept ans son aîné, c'est flatteur. Surtout si cela intervient à la fin d'une liaison d'un an, qui a été l'occasion d'une première expérience sexuelle, pas très enrichissante pour cause de partenaire inexpérimenté.

Elle avait rencontré Jean de manière à la fois banale et curieuse. Un mois d'août au bord de la Méditerranée. Elle passait les derniers jours avec son futur ou même pratiquement ex-petit ami. Ils avaient décidé de rompre, ne s'entendant plus très bien. Elle ne l'aimait plus depuis quelque temps déjà, et comme ils ne vivaient pas ensemble, la séparation pouvait s'effectuer en douceur. Ils avaient tacitement convenu que ce séjour serait la scène de la rupture en douceur d'une expérience sentimentale, qui mourait de sa belle mort.

Ses parents, chez lesquels elle vivait, ne voyaient pas d'un très bon oeil cette relation. Pour eux, elle était bien évidemment encore un bébé, et comme elle n'avait pas de ressources personnelles, elle n'avait pas pu, bien que son ami le désirait fortement, avoir une vie commune avec lui à plein temps. Finalement, elle gardait une partie de son indépendance vis-à-vis de tous, et c'était fort bien. Maintenant, un brin de nostalgie pour accompagner la fin de son premier véritable amour, et tout rentrerait dans l'ordre. Son état d'esprit était à ce moment celui d'une adolescente, pas encore femme, déçue par une aventure qu'elle avait cru durer éternellement, ou presque. Elle se retrouvait non pas aigrie, mais abandonnée et méfiante.
Ils étaient venus camper avec un autre couple de leur age, mais leurs relations avaient tourné à la camaraderie. De plus son futur-ex était, pensait-elle, déjà en train de la remplacer.
Elle pouvait donc librement vivre ses vacances, sans chercher autre chose que la détente et l'oubli.
C'était aussi la première fois qu'elle se mettait les seins nus sur une plage. Avec le recul, et avec ce qu'elle avait appris depuis du caractère de Jean, elle se rendait compte que ce détail avait certainement avait grandement contribué à ce qu'il la remarque. Elle avait à l'époque une poitrine menue mais intéressante, ou du moins qui avait eu l'air de l'intéresser à plusieurs reprises.
Un soir, se promenant sur la plage, habillée pour cette fois, elle l'avait rencontré, ils s'étaient souri, parlé, aperçu qu'ils résidaient dans le même camping et habitaient tous les deux à Lyon. Ils s'étaient retrouvés le lendemain sur la plage, à l'écart, non pas des gens, ce qui est impossible sur la Côte d'Azur en août, mais au moins de leurs amis réciproques. A partir de ce moment, ils ne s'étaient pratiquement plus quittés. Il l'avait sortie plusieurs soirs de suite, égayée, sans les avances rapides et brutales qu'elle craignait, et qui l'auraient braquée. Pour cela aussi, elle l'avait admiré.

C'est au retour d'une soirée passée à rire et à s'amuser dans un parc d'attractions, qu'il l'avait embrassée doucement, sans insister, et c'était elle qui, s'accrochant, avait prolongé le baiser.
Elle ne voulait pas une liaison aussi rapidement après une rupture, et pour cela elle s'était refusée à lui pendant le reste des vacances. Il avait semble-t-il compris ses réticences, et n'avait pas (trop) persévéré. Elle était stupéfaite de voir qu'elle avait déjà tiré un trait sur le passé et qu'elle était de nouveau disponible pour de nouveaux sentiments.
Elle était rentrée quelques jours après lui, et sans nouvelles de sa part, elle n'osa pas essayer de le joindre. Quelques jours plus tard, la sonnette de l'appartement où elle logeait avec ses parents retentit, et elle eut la surprise, allant ouvrir, de tomber nez à nez avec un bouquet de fleurs. Surprise, elle eut un mouvement de recul. Le bouquet s'abaissa alors, et elle aperçut le visage hilare de Jean, qui lui dit simplement : "Salut."

Surprise, mais follement heureuse, elle répondit finement : "Salut." La conversation débutait bien. Elle avait pensé que peut-être, il n'avait recherché qu'une aventure sexuelle, un "coup à tirer", et que devant son refus, elle n'entendrait plus parler de lui. C'est dire qu'elle fut divinement surprise par cette visite. A part le mot de bienvenue qu'elle avait émis, elle restait muette. Il lui tendit alors le bouquet :
"C'est pour ta mère", dit-il souriant jusqu'au oreilles.
Elle éclata alors de rire et se jeta à son coup, au grand dam du bouquet et de sa mère qui venait aux nouvelles. Les présentations terminées, ils allèrent dans la chambre de la jeune fille où ils repartirent à rire de plus belle en tombant enlacés sur le lit. Mais ce n'est pas encore là qu'ils firent l'amour pour la première fois.

Ils se marièrent un an plus tard, et leur vie commune commença et se poursuivit pour en arriver à ce jour de juin où Geneviève ressassait son mal de vivre.
Elle s'attarda sur sa vie sexuelle. Si elle avait connu le plaisir avec son premier amant, cela n'avait pas été l'orgasme avec un grand "ohhhh" comme on peut le lire dans les livres spécialisés. En revanche, elle avait eu, avec Jean, des sensations intéressantes et très profondes à de nombreuses reprises. Et même, par deux fois, elle se souvenait d'être arrivée à proximité immédiate du septième ciel.
Malheureusement, Jean était relativement fermé à ces choses là, et on sentait qu'il était gêné d'en parler ouvertement et sérieusement. Lors de leurs rapports, il arrivait encore fréquemment, comme dimanche, le soir du jour de la promenade au parc, qu'ils fassent l'amour. Jean arrivait rapidement au plaisir, puis se retirait, se tournait et s'endormait sans plus s'occuper d'elle, avec juste un baiser d'adieu ou de remerciement. Elle se tournait alors de l'autre côté, et essuyait ses cuisses humides. Elle pleurait alors de chagrin et de frustration avant de trouver difficilement le sommeil.

Cette attitude de Jean lui semblait incompréhensible, égoïste, et elle se mettait à douter alors de son amour pour elle. C'était probablement la raison qui fit que moins d'un an après leur mariage, elle eut une aventure ponctuelle, si l'on peut dire, avec un de ses collègues de travail. Quelques baisers et caresses appuyées, sans qu'elle désire aller plus loin.

Délaissée, même une jeune mariée est une proie facile pour qui sait y faire. Cette tentative dérisoire de libération sexuelle qui était en réalité un appel au secours contribua, par la suite, à lui faire prendre conscience du point d'achoppement de son mariage et de sa vie.
Pourtant, cette brève relation à peine plus que platonique ne fut pas non plus satisfaisante.
Par la suite, elle se sentit de plus en plus solitaire. Coupée du cordon ombilical de sa famille, elle se rendit peu à peu compte qu'elle ne pourrait pas exister tant qu'il restait ce coin d'ombre qui se transformerait lentement en caverne si obscure et tellement profonde : elle n'avait pas d'enfant.



*

*

*


Retour à la Page d'Accueil

*

Pour obtenir la suite et la fin du roman

*

Retour aux Résumés des Ouvrages proposés

*
Cliquez pour e-mail

*

Copyright © 2001-2015 - BGROMANS - Bernard Grousset