*
*
*
*
Pourtant le soleil d'été resplendissait au dehors, baignant, malgré l'heure matinale, les rangées d'arbres fruitiers, pêchers et abricotiers, qui s'étendaient à perte de vue dans la petite vallée.
La chambre restait toutefois dans une épaisse pénombre, obscurité due aux volets et rideaux hermétiquement clos depuis la veille au soir. Des restes de bougies complètement fondues attestaient que pendant une partie de la soirée précédente et de la nuit, quelque lueur était temporairement parvenue à vaincre les ténèbres.
Il était assis, ratatiné, recroquevillé, les coudes sur les genoux, ses mains enserrant convulsivement son front, comme s'il désirait écraser son crâne, ou au moins y laisser des traces indélébiles. Les larmes coulaient le long de son visage, non pas en flot continu, mais l'une après l'autre, chacune à leur tour suivant le chemin de la précédente. Sa vision, déformée, faisait apparaître les objets à travers un brouillard. Brouillard rouge, comble de l'ironie du sort !
Enfin, la source de larmes se tarit, le petit homme se secoua, se leva difficilement sur des jambes ankylosées par l'immobilité prolongée ainsi que par l'arthrite due à la vieillesse. Il fit quelques pas maladroits et entreprit de rallumer un reste de chandelle. Allons, il devait se secouer et continuer. S'attendrir sur son malheureux sort ? Pas encore ! Il n'avait pas complètement achevé la tâche qu'il s'était fixée. Après, tout serait plus simple. Il rentrerait chez lui, dans un premier temps, puis il laisserait Dieu décider de son destin.
Il posa devant lui une feuille de vélin vierge, reprit la plume d'oie qui, en tombant sur le dessus du bureau avait laissé des éclaboussures d'encre, maintenant séchées, et regarda dans le vide, au loin, comme un écrivain en mal d'inspiration. Inconsciemment, il se mit à marmonner.
« Fou de Chantelauze ! Pourquoi as-tu fait cela ? Par intérêt, tel que je te connais, mais après ? L'appât du gain ! Et ces mensonges, pendant toutes ces années ! Et si encore tu avais emporté ton secret dans la tombe, mais même pas ! Me le révéler sur ton lit de mort ! A moi ! Ton maître à qui tu devais obéissance et fidélité ! A qui me confier à présent ? A qui faire confiance ? Je n'ai pas de descendance directe, ma chère Isabelle, ma seule et unique compagne, ne m'a jamais donné d'enfant. Ce n'était certes pas sa faute, je le sais bien, mais la punition a été grande pour une faute bénigne. »
« Je n'ai donc plus de famille. Sauf un cousin éloigné et ses enfants, dans le nord du pays de France. Est-ce le hasard, une ironie du sort, mais l'un d'entre eux porte le même nom que moi. Je vais lui léguer toute mon ouvre, et s'il est suffisamment intelligent, il comprendra et reprendra ce flambeau. Sinon, et bien, le Ciel décidera. Faisons-Lui confiance. Notre époque n'est pas prête pour ces révélations. »
Reprenant ses esprits, il regarda sa plume, puis la trempa dans l'encrier, et après quelques instants de réflexion, se mit à écrire. De temps à autre, il émettait un petit rire grinçant.
« Eh bien, je m'en vais leur en faire voir de toutes les couleurs. Ils devront mériter ce que je leur offre ! Comme on disait en 89, je vais être un peu, et même foutrement sadique ! »
Il se remit au travail.
Longtemps, très longtemps après, de nombreuses générations plus tard, une voiture roulait sur une route de campagne. Vite ! Excessivement vite ! Le conducteur n'était pas un professionnel du volant, et sa conduite laissait à désirer. Mais il était pressé. Il fuyait !
Il rattrapa sans peine la première embardée. La suivante fut plus ardue à négocier, d'autant qu'elle se produisit dans un virage assez serré. Pourtant il réussit à redresser la trajectoire, et le véhicule continua sa course sur la chaussée détrempée, non sans que le conducteur eut réalisé le danger qu'il avait couru. Grommelant sans cesse, les yeux dans le vague, il conduisait machinalement, grâce principalement aux réflexes de son expérience de conducteur. Il roulait depuis plusieurs heures, au hasard, négligeant panneaux et autres indications de direction, et laissait défiler les kilomètres. La pluie ne cessait pas, bien au contraire.
Cependant, cela ne l'incitait pas à ralentir. Sur la route maintenant déserte, les phares éclairaient les uns après les autres les arbres en bordure, taches plus claires dans le rideau sombre déchiré de bourrasques cinglantes. Son seul souci, son seul désir, sa seule préoccupation présente, c'était s'éloigner, s'enfuir, se cacher, partir le plus loin possible, tout abandonner, au moins jusqu'à ce que son esprit troublé et plus que confus fût capable d'un raisonnement sain !
Au fond de lui-même, il se doutait pourtant que ce moment n'arriverait plus, qu'il allait terminer là sa course, et que le Destin, ce maudit Destin qu'il combattait, ne lui laisserait finalement aucune trêve !
« Plus de répit », grogna-t-il en fixant la route devant lui. Puis ses yeux se portèrent sur le rétroviseur, et après avoir observé quelques instants, il eut un petit rire désabusé. Des phares s'approchaient rapidement, nonobstant la vitesse excessive à laquelle lui-même roulait ! Il ne força pas plus son allure, attendant que le véhicule suiveur parvienne jusqu'à lui. Il y avait une petite possibilité pour qu'il ne s'agisse que d'un conducteur pressé, encore plus fou que lui-même. Mais le faisceau se stabilisa une vingtaine de mètres derrière son propre véhicule, réglant sa vitesse sur la sienne.
« Bien sûr, admit-il. Je ne pouvais pas m'en tirer comme cela ! Mais ils ne m'auront pas aussi facilement ! »
Il enfonça la pédale de l'accélérateur, et la voiture fit un nouveau bond en avant, tanguant légèrement. L'autre, visiblement plus puissante, accélérant également mais d'une manière beaucoup plus souple, maintint aisément la distance qui les séparait.
La filature-poursuite continua ainsi pendant une dizaine de minutes. Son cour battait à tout rompre, son souffle était court, et ses mains de plus en plus moites l'empêchaient de tenir le volant aussi fermement qu'il aurait été nécessaire. Il surveillait à présent en permanence le rétroviseur et ses poursuivants qui approchaient jusqu'à le coller pour ensuite prendre un peu de champ. Ce fut au bout d'une longue ligne droite que l'accident, prévisible, se produisit. La courbe était trop accentuée pour qu'il pût la négocier à cette vitesse, et le coup de frein brutal qu'il donna ne pardonna pas. La voiture partit en tête-à-queue, dérapa sur plusieurs dizaines de mètres, puis, sortant de la chaussée, roula sur le bas-côté jusqu'à l'arbre le plus proche dans lequel elle s'encastra.
Le choc fut terrible, et la seconde voiture ne parvint à éviter tout dommage que grâce à l'habileté de son conducteur. La première, en revanche, était complètement enfoncée sur le côté droit, et plusieurs fumerolles de mauvaise augure s'échappaient de sous le capot.
L'automobile des poursuivants, qui avait stoppé quelques mètres plus loin, revenait à présent doucement, en marche arrière, puis se rangeait à proximité. Les phares s'éteignirent, les portières avant s'ouvrirent, laissant descendre deux silhouettes.
Il avait perdu conscience un court moment, mais revint rapidement à la réalité. Son corps hurlait de douleur en plusieurs endroits, signe de traumatismes multiples et sévères. Il tenta de remuer, mais la déformation de l'habitacle ainsi que l'airbag déployé le paralysaient et empêchaient tout mouvement. Parvenant cependant à relever et à tourner la tête, il distingua, à travers sa vision brouillée par le sang qui coulait sur son visage à partir d'une coupure au front et l'aveuglait à moitié, deux hommes qui s'approchaient. Vêtus de longs imperméables ou manteaux sombres, coiffés de larges chapeaux les protégeant des rafales, ils avançaient lentement vers lui.
Sa vitre, brisée, laissait passer la pluie, dont les gouttes diluèrent quelque peu le sang et pendant un instant, il distingua, sous les couvre-chefs dégoulinants, les mêmes visages fermés et inconnus, aux yeux de braise. Il essaya vainement de prononcer quelques sons, malgré les éclairs lancinant qui traversaient sa tête et son corps.
L'un des deux hommes, après avoir échangé un long regard avec son compère, le contempla. Leurs yeux se croisèrent, et il put lire dans ceux brillants de l'homme sa propre condamnation. Aucune pitié n'était à attendre de ce personnage, ce dont il n'avait jamais douté. Il ferma les paupières, murmura en lui-même une courte prière, et attendit.
L'autre passa les deux mains gantées à travers la vitre brisée, saisit avec l'une son menton, avec l'autre le haut de son crâne, et, après avoir affermi sa position tourna brutalement. La colonne vertébrale ne résista pas, et avec un claquement sec, sa nuque céda. Il mourut sur le coup. Son corps s'affaissa complètement sur son siège, son menton pendant sur la poitrine.
Pendant ce temps, le second acolyte était passé derrière la voiture, en avait ouvert le coffre et fait un rapide inventaire de son contenu. Rien ne parut l'intéresser, car avec un grognement de dépit, il le referma d'un coup sec. Pendant ce temps, le tueur, lâchant sa victime, avait prudemment éteint les phares. La scène se déroulait à présent dans une obscurité complète, ce qui ne les gênait visiblement pas. Ils fouillèrent l'intérieur de la voiture, s'attardant même sur le corps du conducteur, le palpant et le déplaçant.
Enfin, ils cessèrent leurs recherches, restées vaines. L'un des deux retourna jusqu'à son véhicule et en revint, porteur d'un petit jerrycan. Il le vida à l'intérieur de la voiture, puis, en s'éloignant, il frotta une allumette qu'il y projeta. Les sièges s'embrasèrent immédiatement, propageant l'incendie presque instantanément à tout le véhicule. Lorsque l'explosion du réservoir survint, la seconde voiture avait déjà quitté les lieux de l'accident.
Aucune parole n'avait été échangée.
Le temps passa de nouveau, insensible aux souffrances.
- Dis P'pa, je peux me servir de ton ordinateur ?
- Bien sûr, je te le laisse dans un moment.
- J'en ai besoin tout de suite !
- Bien sûr, lapin, mais pour l'instant je travaille, comme tu peux le voir si tu en prends la peine !
- M'appelle pas lapin ! Et puis je n'en ai que pour une minute !
- Tony ! Premièrement j'adore t'appeler lapin ! Comme dans le film. Bref. Et deuxièmement, je te connais ! Internet, c'est pour aller voir les dernières nouvelles du foot.
- Arrête ! N'importe quoi !
- Ou encore de la musique à pirater ! Bon ! Juste cinq minutes, alors ! Mais d'abord, je préfère sauvegarder !
- La confiance règne ! ironisa Tony
- Pas réellement question de confiance, mais vous les jeunes, avec vos grosses mains pleines de doigts collants et gluants, vous êtes fichtrement capables de tout planter, et plus vite que votre ombre ! Peut-être même rien qu'en le regardant !
« Voilà, acheva-t-il, il est à toi ! Mais rien que le temps d'aller me chercher une bièr. un jus de fruit ».
Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles Jean, un verre à la main, épiait sans en avoir l'air les manipulations de son fils sur Internet.
Ils entendirent alors la porte d'entrée s'ouvrir, puis se refermer. Violemment. Dans un bel ensemble, ils sursautèrent, et Jean grommela quelques mots pas très aimables concernant les personnes sans-gêne qui ne savent pas correctement utiliser les portes, pourtant d'un usage courant, et sans se préoccuper de déranger autrui ! Mais le silence inhabituel qui s'ensuivit leur fit cesser leurs manipulations informatiques, d'autant que de curieux couinements provenaient de l'entrée. Du type miaulements de chat, queue coincée dans la porte !
- C'est quoi ça ? s'enquit Tony. Il a ramené des bestioles, ou quoi ?
- Nico ? C'est toi ?
Pris d'un brusque accès de curiosité, ils se regardèrent, puis se levèrent de concert pour aller se rendre compte par eux-mêmes. Dans l'entrée, un spectacle inhabituel les attendaient : Nicolas, 22 ans, le fils aîné de Jean était adossé à la porte, et il sanglotait, visiblement en état de choc. Voyant son père, il se précipita vers lui et l'étreignit de toute ses forces. Son père le serra à son tour et murmura :
- Allons, Nico, ça va aller. Raconte-moi. Que se passe-t-il ?
Nicolas déglutit plusieurs fois, et Jean le sentit renifler dans son cou et laisser des traces douteuses sur sa chemise. Réfrénant un mouvement de recul, il caressa la nuque de son fils, qui parvint enfin à balbutier quelques mots incohérents :
- Il. Il. Il est mort !
- C'est affreux ! compatit son père, mais qui est mort ? Quand ?
- Il est mort, répéta Nicolas. Il vient de m'appeler, et il est mort !
- Bon ! Calme-toi ! Il est mort et il t'a appelé ! Explique mieux, je ne comprends pas tout !
Nicolas, dans un mouvement de colère impulsive, repoussa son père et se dirigea à grandes enjambées vers le salon, où il s'effondra lourdement dans le canapé. Il prit son visage à deux mains, et se remit à sangloter. Jean et Tony s'assirent de chaque côté, l'entourant, et, chacun lui passant un bras autour du cou, ils lui laissèrent le temps de se calmer.
Ce fut ce qui se passa, et, petit à petit, ils parvinrent à rendre l'histoire à peu près cohérente.
Nicolas, fils de Jean et frère de Tony, était étudiant en licence d'histoire à la Fac de Paris X Nanterre. Lui et son meilleur ami, Grégory, qui était également son condisciple, avaient des recherches à faire qu'ils devaient rendre sous forme de mémoire et d'exposé, avant la fin de l'année universitaire, ce qui était fort juste en délai ! En effet, le mois d'avril était déjà fort avancé, et comme chacun sait, le mois de mai marque la période d'examen et la fin de l'année universitaire. Ils avaient « négligé », « oublié », « pas eu le temps », « pas pu, enfin quoi ! », le rendre en temps voulu. Et ce travail, s'il n'était pas essentiel, restait tout de même important pour leurs résultats. Donc, Nico et Grégory s'étaient lancés dans l'aventure, pressés par le temps.
Le sujet en était l'étude d'un personnage de la Révolution Française, peu ou pas connu, mais surtout le traitement et la présentation de ce sujet devait être totalement original ! De cette caractéristique, en effet, dépendrait grandement la notation de ce travail.
- Oui, mais bon ! Tu imagines : tout et le reste a été dit sur la Révolution ! Alors, trouver quelque chose d'original, quelqu'un d'inconnu !
- J'imagine, en effet. Ce n'était pas évident ! Et vous avez trouvé ?
Nico haussa les épaules, d'un air « ben alors, tu me prends pour qui ? » Sa bouche s'étira d'un petit sourire triste :
- Difficilement. Nous avons creusé dans toutes les directions, mais rien de transcendant. Et puis c'est Célia qui a eu l'idée !
Célia était la petite amie de Nico, avec laquelle il sortait depuis déjà de longs mois, et pour Jean, les choses, cette fois-ci semblaient réellement sérieuses. Etudiante elle-même, en Histoire de l'art et des civilisations, elle avait les pieds sur terre, mais également de l'imagination et de bonnes idées. Bref, son influence sur Nicolas était excellente !
- Ah oui, remarqua Jean. Célia, évidemment ! Et quelle idée ?
Jean voulait faire parler son fils, autant que possible, non seulement pour connaître le fin mot de l'histoire, mais aussi pour exorciser, au moins partiellement, ce qu'il venait de vivre.
- Elle avait lu quelque part, il y a quelque temps, la description d'un personnage historique, apparu et aperçu en diverses époques, notamment sous la Révolution et l'Empire. Un homme habillé de rouge, appelé d'ailleurs l'Homme Rouge, prétendu auteur de plusieurs prédictions. Ce n'était pas réellement le sujet demandé, mais comme on n'avait rien d'autre, alors pourquoi pas si on trouvait suffisamment de renseignements et de documents. Et pourquoi ne pas étoffer ce personnage ?
- Une idée comme une autre, confirma Jean. Et alors ?
- Nous avons fait des tas de recherches. Ce que nous avons trouvé relevait principalement du domaine de la légende. Hier, Grégory, qui ne m'avait pas donné de nouvelles depuis deux jours, m'a appelé, pour me dire qu'il avait une piste à priori intéressante, sans plus, et qu'il partait à la recherche de documents.
- Hier ?
- Oui , hier. Je lui ai demandé s'il voulait que je l'accompagne, mais pour lui, c'était tout à fait inutile, il pensait même que ce serait du temps perdu. Comme il a dit, c'était uniquement par acquit de conscience ! Mon Dieu ! Si je l'avais accompagné ! Il ne serait pas mort !
Les sanglots recommencèrent derechef, et Jean se leva pour aller chercher un verre d'eau, qu'il lui fit boire, accompagné d'un petit comprimé.
- Tiens, avale, tu seras plus calme.
Nicolas absorba eau et médicament, retomba dans le silence pendant quelques instants, puis fut à même de continuer.
- Si j'étais parti avec lui, il n'aurait pas eu cet accident, répéta-t-il, têtu.
- Ou bien alors, vous l'auriez eu quand même et vous seriez morts tous les deux, remarqua Tony intelligemment.
- Continue, insista Jean, que s'est-il passé ?
- Il. Grégory m'a rappelé ce matin. Il était au comble de l'excitation. Je n'ai pratiquement rien compris, sauf qu'il pensait avoir trouvé quelque chose de « super-hyper-intéressant », qu'il était sur le point de mettre la main sur un livre.
- Quel genre de livre ?
- Mais j'en sais rien ! s'énerva-t-il. Il ne voulait pas en parler au téléphone, et m'a demandé, supplié presque, de le rejoindre chez lui. Il devait y être moins d'une heure plus tard. Il paraissait ravi, très content de lui, comme s'il avait fait une découverte extraordinaire.
- Il a donc eu un accident ? insista son père.
- Oui, en rentrant chez lui, route mouillée, ou je ne sais trop quoi. Dérapé ! Quitté la route ! En plein dans un arbre ! Mort sur le coup ! C'est ce qu'à dit la police à ses parents, tout à l'heure.
- C'est affreux. On en sait plus ?
- Non, que veux-tu savoir d'autre ? Pauvre Grégory !
- C'est la vie, que veux-tu ! Ces foutus accidents !
Jean se leva.
- Je vais appeler ses parents pour leur présenter mes condoléances. Tony, ajouta-t-il, accompagne ton frère dans sa chambre. Il doit se reposer. Si tu peux aussi appeler Célia pour qu'elle vienne, ce serait sympa. Tony prit affectueusement son frère par l'épaule, l'aida à se relever du canapé et l'entraîna. Le calmant commençait à faire son effet, et visiblement, Nicolas n'avait plus les idées nettes ni les yeux en face des trous.
Jean appela les parents de Grégory, leur parla longuement et les assura à plusieurs reprises de son affection et de son soutien. Il n'obtint aucune précision supplémentaire sur l'accident, et il n'insista pas. Après tout, se dit-il, le « pourquoi » et le « comment » ont-ils de l'importance ? Bien sûr que non en de telles circonstances ! C'est horrible, affreux, de perdre son enfant, d'un seul coup, en pleine santé, de se le voir enlever sans raison aucune, brusquement, brutalement ! Jean pouvait se mettre sans aucun effort à la place des parents de Grégory, et cette idée le fit frissonner. Cela aurait pu être Tony, Nicolas, en lieu et place de Grégory, et il repoussa, ressentant un sentiment de culpabilité, le sentiment de soulagement qui l'avait traversé.
Il raccrocha lentement le téléphone, après une dernière phrase de circonstance pour assurer ces pauvres gens de son soutien sincère, et perçut l'écho d'un sanglot.
A la fin de la conversation, Jean se sentait particulièrement las devant l'injustice de la vie et du destin, et bien que la journée se soit pas encore très avancée, il se dit qu'il avait besoin d'un remontant. De quelque chose de fort. Le bar lui proposa gentiment un whisky, qu'il accepta volontiers, et il demeura ensuite un long moment debout devant la baie vitré à siroter l'alcool, regardant sans le voir la petite pluie fine, presque habituelle, qui baignait cette banlieue parisienne, et le ciel bas qui transformait le paysage en plaine du Nord.
Pour la nième fois, et ce d'autant plus fort en les circonstances présentes, il en eu assez de cette région, où il avait pourtant vécu la majeure partie de sa vie, où il s'était marié, avait eu des enfants, puis avait fini par divorcer. Rien ne le retenait plus ici, et il se voyait volontiers partir vivre dans le sud, au soleil et à la chaleur, où les gens ont l'accent synonyme de vacances, et comme dit le chanteur « où l'on se traite de con à peine qu'on se traite » !
Poussant un énorme soupir de sentiment d'injustice et d'incompréhension, il en profita lâchement pour se resservir un second verre d'une bouteille déjà fort entamée. Il n'eut que le temps de porter le breuvage à ses lèvres, que la sonnerie du téléphone retentit.
- Allô ?
- Bonjour monsieur, je désirerais parler à Nicolas, s'il vous plaît.
La voix était féminine, douce autant que ferme, en deux mots, agréable. Mais une certaine tension se devinait derrière cette apparente assurance, une agitation, et autre chose, qu'il aurait qualifié, si cela ne lui avait pas semblé ridicule, de légère angoisse.
- Nicolas ? Désolé, il n'est pas disponible pour l'instant, répondit Jean, qui savait que son fils venait de s'endormir. Puis-je lui laisser un message ? C'est de la part ?
- En fait, je l'appelle au sujet d'un ouvrage que son ami Grégory et lui recherchent. Son ami m'a contacté ce matin, et il devait passer chez moi, mais je l'ai attendu, et il n'est pas venu. Son père, a qui je viens de téléphoner, m'a simplement donné votre numéro.
- Le livre ? Oui, effectivement, je suis au courant. Nicolas, c'est mon fils, m'a informé.
Les rouages du cerveau de Jean tournaient à plein régime. Que devait-il faire ? Laisser passer l'occasion ? Prendre les coordonnées de la voix et laisser à son fils le soin de régler ses affaires ? Nicolas n'était pas, pour l'instant, en état de réfléchir ni d'agir. Peut-être lui-même pourrait-il s'en occuper ? Il avait conscience qu'il se mêlait là de ce qui ne le regardait absolument pas, mais son indiscrétion ne le gênait aucunement. Cela probablement au moins en partie par le fait que la correspondante était féminine, sans doute avenante. C'eusse été une grosse voix d'homme bien bourrue, Jean se serait contenté de noter le téléphone du correspondant, charge à son fils de rappeler. Ou pas ! Mais là, il sentit, en toute bonne foi, qu'il devait faire ouvre utile. De plus, il ne résistait que très mal à un appel de détresse. Féminin surtout.
- Ecoutez, reprit-il de sa voix la plus suave, il m'a chargé de m'occuper de cela à sa place. Voyez-vous, son ami a eu un accident, et.
- Mon Dieu, le pauvre ! coupa-t-elle, j'espère que ce n'est pas grave !
- Non, non, mentit-il, mais le fait est qu'il ne peut se déplacer actuellement. Si vous me donnez votre adresse, je pars sur le champ. Si vous êtes libre actuellement, bien entendu.
- Oui, oui, je pense que. D'accord, accepta-t-elle. Venez, je vous attends.
Il nota consciencieusement son nom, Rimbaud, son prénom, Adeline, et son adresse. Elle habitait Paris, dans le XIXème arrondissement.
- Rimbaud. Vous êtes parente avec. fit-il bêtement.
- Non, aucun rapport ! Je vous attends, répéta-t-elle sèchement avant de raccrocher.
Jean se retrouva idiot devant le combiné muet qu'il regarda avec indécision. Un doute le saisit. Quelle serait la réaction de Nico ? Il verrait bien, inutile de se mettre martel en tête ! Ce ne serait qu'un coup de main pour aider son fils. Sans arrière-pensée. Pourtant, il choisit longuement ses vêtements avant de se changer, et s'humecta de sa meilleure eau de toilette. Comme disait son grand-père : « on ne sait jamais ! »
Avant de partir, il passa la tête discrètement dans la chambre de Nicolas, et la retira sur la pointe des pieds : son fils dormait comme un enfant, la bouche ouverte et un filet de bave coulant sur son menton. Puis, frappant à la porte de Tony, il chuchota simplement :
- Tony, je m'absente, prends soin de ton frère », et il s'éloigna sans attendre la réponse.
*
*
*