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Il roulait, sans trop se hâter, mais sans toutefois traînasser. Sauf dans quelques montées où la vieille locomotive noire ahanait, lançant de sombres panaches de détresse. Pourtant, vaille que vaille, le convoi progressait.
Accoudé à la balustrade, près du foyer brûlant, le conducteur rêvassait. Son haleine sortait embuée de ses lèvres dans l'air froid du matin. Il était fatigué de sa longue nuit de veille monotone et avait sommeil. Il regardait sans le voir le paysage qui défilait. De temps à autre, il tirait mollement sur sa pipe, réchauffant sa main autour du foyer culotté et noirci. Il avait hâte d'arriver à destination, de livrer à bon port sa cargaison sans importance, et d'aller retrouver sa famille. Son épouse, ses enfants qui l'attendaient et lui faisaient fête à chacun de ses retours. Retours de plus en plus irréguliers, principalement à cause de cette guerre lointaine qui s'éternisait. Mais les envahisseurs étaient enfin sur le point d'être repoussés ! D'autre part, nombreux étaient ceux de ses compatriotes plus mal lotis que lui, aussi il fit rapidement et fermement taire sa conscience, d'ailleurs fort timide.
Il mordit sa pipe pour libérer ses mains engourdies, qu'il frotta l'une contre l'autre. L'hiver finissant ne se pressait nullement pour céder du terrain et admettre sa défaite. Preuves en étaient les amas de neige amassés, accumulés là où le soleil, malgré ses efforts méritoires, ne parvenaient pas à les atteindre. Il soupira, plus d'ennui que de tristesse, puis se retourna comme son mécanicien lui adressait la parole. Les mots et leur signification avaient été emportés par le vent glacé, aussi se fit-il répéter. Mais l'homme lui tournait de nouveau le dos, occupé à uriner de l'autre côté de la locomotive, par-dessus la rambarde.
Le conducteur resta un instant à observer le jet de liquide fumant qui voletait légèrement, avant de se rabattre sur les wagons fermés qu'ils tiraient. Puis il retourna à son paysage, préférant la beauté de celui-ci au spectacle de son compagnon au visage noirci. Effectivement, les contrées traversées étaient magnifiques. Les forêts succédaient aux vallées, les montagnes aux champs pas encore cultivés, mais dans lesquels on devinait déjà une moisson future abondante.
Le train dans la plaine ne s'arrêtait pas. Il traversait nombre de villages dans lesquels, considéré comme une attraction inespérée, des hordes de gamins le saluaient gaiement, criant et gesticulant. Mais le train se contentait de sourire à grands coups de sifflet, ce qui redoublait la joie des gosses ravis de tant d'attention.
Dans les montées, la locomotive peinait parfois, alimentée à grands coups de pelletées de charbon. Alors, péniblement, la courageuse machine, redoublant d'efforts, parvenait à triompher de l'obstacle. Heureux, le convoi repartait alors de plus belle, prenant un autre élan dans la descente avant d'attaquer la côte suivante.
Le voyage durait depuis maintenant trois jours, trois longues journées et deux nuits interminables, et il serait normalement parvenu à sa destination au cours de la nuit prochaine. Mais le conducteur savait que ce n'était qu'une étape, dans une suite sans fin d'autres voyages identiques. Les haltes étaient courtes, trop brèves pour se reposer complètement, juste suffisantes pour alimenter en eau et charbon la locomotive assoiffée et son tender affamé. Puis le train repartait, résigné mais fier de la confiance qui lui était accordée. Il fallait s'en montrer digne, même si la valeur intrinsèque du chargement était faible. Un point c'est tout !
Les bielles s'agitaient, la vapeur surchauffée poussait rageusement les pistons, les roues résonnaient, différemment lorsque le convoi passait sur les ponts métalliques enjambant fleuves et rivières. Le vent fouettait les visages, empêchant de penser profondément, et obligeant à rentrer soigneusement quand un tunnel rabattait fumée et escarbilles à travers l'habitacle ouvert.
Outre les courtes haltes de ravitaillement, le train ne s'arrêtait pas. Il n'avait pas le temps. L'animal rugissant mais dompté qui tirait la horde de wagons ne désirait maintenant qu'une seule chose : continuer. Rouler, rouler, rouler encore, pour atteindre son but !
Le chauffeur et son mécanicien n'échangeaient toujours que le minimum de paroles, mais ce manque de communication ne traduisait pas un quelconque malaise, mais plutôt une trop grande connaissance réciproque. Ils faisaient leur travail, du mieux qu'ils le pouvaient, conduisant le convoi et l'amenant à bon port comme ils avaient appris à le faire. En fait, ils en étaient venus à considérer qu'ils étaient au service du train, n'en étant qu'un organe important, mais passif, et éventuellement interchangeable.
Comme la dernière journée touchait à sa fin, ils se prirent à attendre plus impatiemment le but du voyage. But qui leur était maintenant familier, dans cette plaine immense qu'ils ne voyaient que de nuit, cul-de-sac au bout duquel nul demi-tour n'était possible, et où la locomotive devrait admettre qu'un long recul était obligatoire avant de pouvoir faire volte-face !
L'arrivée se faisait le long de quais de gare en
bois, alors qu'au loin on distinguait mal des rangées de baraquements.
Nulle hésitation n'était concevable, et le train dans la plaine s'arrêta
enfin, en vue du panneau accroché au-dessus du portail principal, et qui
surplombait la route que la cargaison devait emprunter. Quatre mots seulement
sur ce panneau, qui indiquaient que le voyage était achevé :
" AUSCHWITZ "
" ARBEIT MACHT FREI "
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